Mes visites de quelques écoles publiques en tant que chercheur et professionnel de l’éducation m’ont amené à comprendre un phénomène d’une rareté solennelle : les enseignant-e-s ne préparent pas les leçons.
Je me souviens quand j’étais élève des Frères de l’Instruction Chrétienne à La Vallée de Jacmel, j’aimais aider Professeur Guillot à ramener beaucoup de manuels chez lui tous les vendredis à midi. Je voulais tellement avoir autant de livres dans mon sac aussi. J’en avais mais ils n’étaient pas aussi propres que ceux du Professeur Guillot. Enfin, c’est ce que j’avais compris par comparaison des siens aux miens. Je pensais qu’il partait avec ces livres parce que c’est la fin de la semaine et qu’il devrait regarder les leçons qu’il allait nous donner lundi matin. Je n’avais pas mis de temps à comprendre que tous les enseignants repartaient le vendredi avec tous les manuels ramenés le lundi matin et qui étaient conservés dans leur tiroir. En réalité, il fallait les manuels pour rédiger leur cahier de préparation. Qu’est-ce que la préparation des leçons signifie? Pourquoi il fallait en préparer pour toute une semaine? Je n’étais pas assez curieux et avisé pour observer et savoir que Frère Joseph vérifiait les cahiers de préparation tous les lundis matins pour tous les enseignants. Cependant, je voyais bien Monsieur Hilarion ou Mme Antoine sortir ce cahier avant de nous demander de prendre tel livre et de l’ouvrir à telle page.
Devenu expert en éducation, je comprends bien que ce n’est pas la rigueur de Frère Joseph qui s’appliquait. Cette vérification doit être une mission incombée à tout directeur d’école voulant s’assurer que le programme détaillé officiel est bien appliqué et que le guide de progression était bien suivi. Deux outils importants en dehors des manuels que l’enseignant doit maîtriser pour s’assurer non seulement d’un bon enseignement de sa part, d’un bon apprentissage des élèves et de la congruence de l’évaluation. Le plan de préparation des leçons m’importe peu pour le moment.
Je ne sais pas si tous les Frères font toujours pareil dans les écoles nationales dont ils ont la charge mais je dois dire que les écoles publiques que j’ai visitées ne sont pas soumises à ce principe. Est-ce que l’enseignant est incapable de préparer? Sait-il ce que c’est la préparation des leçons? Est-ce que le directeur est au courant de cette vérification le lundi matin? Quel est le rôle de cette vérification? Autant d’interrogations pertinentes permettant de cerner la vraie réalité pédagogique et didactique des écoles publiques. J’ai eu à interroger trois enseignants dans une école sur le cahier de préparation. L’un d’entre eux ne savait pas ce que c’était et les deux autres me disent qu’ils avaient oublié ce cahier à la maison. Cependant, ces deux-là m’expliquaient deux jours auparavant qu’ils auraient aimé travailler avec un ancien livre de grammaire mais on leur impose un autre. J’imagine qu’aucune préparation ne se fait et que cela n’était pas dans leurs habitudes. Du coup, deux questions me viennent en tête :
- Comment utilisent-ils les manuels qui leur sont donnés?
- Comment décident-ils de ce qui doit être vu chaque jour?
Mon souci de vérification m’a poussé à aller plus loin pour évaluer la connaissance du directeur d’école de la préparation des leçons et de sa mission de vérification. Il m’a répondu sans aucune gêne : « Mwen menm! Mwen pa nan pale ak moun sa yo. Se sa yo vle yo fè. Gen youn nan yo ki te di m’ avanyè : se ak Leta l’ap travay se pa ak direktè lekòl » (« Moi, je ne parle pas à ces gens parce qu’ils font ce qu’ils veulent. L’un(e) d’entre eux/elles m’a dit la fois dernière qu’il/elle était employé-e de l’État et qu’il/elle ne me reconnaissait aucune autorité en tant que directeur d’école »). Je me demandais si c’était un moyen pour échapper à mes commentaires ou si réellement cette situation se développe dans les écoles publiques. Comment la figure de l’autorité était-elle représentée dans un contexte si particulier? J’ai rapidement pensé à la blague bien connue d’un ancien sénateur qui eut à dire : où vont-nous dans ce pays? (en réalité, il devrait dire : où allons-nous?) Je ne sais pas qui a osé répondre à ce sénateur mais je sais que nous allons vers le déclin de l’institution scolaire en Haïti et le public donne le ton. Je vais continuer mon enquête pour mieux balancer entre le public et le non-public, je dis ce que j’ai expérimenté pour le moment. Haïti ne doit pas nier les efforts sur l’éducation quel que soit le niveau. Non! Sous aucun prétexte!
En dehors de toute considération de l’effet-maître sur le rendement des élèves, je me demande si ces enseignants qui ne préparent pas les leçons de la semaine se rendent compte que leur tâche est plus difficile. Je ne veux pas faire de ces quelques lignes une théorisation de la préparation des leçons. Mon objectif consiste à attirer l’attention des acteurs éducatifs des écoles publiques et des écoles non-publiques sur l’importance de cet aspect. De plus, si l’on veut travailler effectivement au relèvement de la qualité de l’éducation en Haïti, aucun aspect qui concerne l’amélioration des pratiques pédagogiques en salle de classe ne devrait être négligé. Pour les pratiques sociales de qualification des enseignant-e-s des secteurs public et non-public, il s’agit d’un autre débat. Il faut qu’on en parle. Il faut commencer quelque part. Les plaies sont là et il faut les panser!
Hervé BOURSIQUOT